Jean-Pierre Bobillot, le poëte – Par Alain Frontier

Préface aux Morceaux choisis de Jean-Pierre Bobillot

 

La difficulté

Pétrarque (Fam. XIII 23) le dit carrément : “Je ne veux pas que mon lecteur comprenne sans effort ce que je n’ai pas sans ef­fort écrit moi-même.” Nous voilà prévenus. Mais ne nous trom­pons pas sur le sens de cet avertissement. Pétrarque ne réclame pas ici le juste prix que le lecteur serait tenu de payer pour méri­ter son plaisir, il nous avertit seulement que le travail de lecture, pour être efficace, ne peut qu’être l’équivalent du travail d’écriture qui a produit le texte. Autrement dit, lire le texte, c’est l’écrire de nou­veau, en s’efforçant de suivre le chemin que suivit un poète. Ce n’est pas toujours facile. Il faut savoir par exemple où com­mence le chemin, quel fut le premier pas, ce qui motiva le voyage, l’aventure, le risque, ce qui le rendit nécessaire et inévi­table.

Certes, on pourrait interroger le poète lui-même. Mais que vau­drait sa réponse ? Accepterait-il seulement de nous répondre au­trement que par des pirouettes ? On demande à Jean-Pierre Bo­billot : “Pourquoi écrivez-vous ?” Réponse : “Pour pécher en mots troubles.” On insiste : “L’écrivain et son inconscient ?” Réponse : “L’discours latent... au tournant !” On essaie une nou­velle fois : “Etes-vous un écrivain maudit ?” Alors là Bobillot se marre, carrément, et nous répond : “Qui ne maudit... consent.” (…)

Tant pis. Je partirai tout seul. On verra bien si je peux le ren­contrer, au tournant (justement) d’une phrase, ou d’un vers. Je lis donc, à l’aveuglette, si vous voulez, mais pas tout à fait. J’ai quand même quelques indices en poche. Et surtout je sais par où commencer ma quête : par le commencement (comme dirait Pri­gent). Là où il y a quelque chance que tout a commencé. Et aus­si­tôt, cette première hypothèse : c’est les mots qui empêchent de baiser tranquille. On a beau ivrer, l’amour demeure inabouti, impossible hier, impossible aujourd’hui. La seule manière de re­flouer (renflouer ?) la digitale et de pouvoir fouiller comme il faut les incarnats, c’est encore de lancer les mots les uns contre les autres et de les laisser se débrouiller : l’allitération qu’on ap­pelle ça, la rime, et plus généralement la paronomase.

La poésie lyrique et sentimentale

Il faut dire que, dans le cas de Jean-Pierre Bobillot, le pro­blème se posait de façon aiguë. A cause de son amour précieux du mot. S’il avait laissé faire, au moment précis où il allait toucher au vif, le mot s’interposait entre caresse et peau, la catastrophe ! Je ne plaisante pas, la poésie, c’est toujours une feinte, une grosse feinte. Comment survivre au symbolique ?

C’est que la belle poésie était là, au creux des premiers poèmes que l’auteur, pour s’en défendre, appelle lyriques et sen­timen­taux. Dissimulée à peine dans l’impossible syntaxe – comme si le caractère excentrique, ou monstrueux, de cette syn­taxe était l’alibi qui permettait à Bobillot d’y aller de cette poé­sie-là, en douce. Un vocabulaire déjà “poétique” (poétique avant même qu’il n’entre dans le poème) : étoile, mousse, ara­besque, ailes dé­chirées, forêt d’algues, corail, glaise, vitrail, santal, éphèbe, ca­thédrale, vasque. La belle poésie, en s’obstinant à dire l’indicible (l’“intraduisible odeur”), risquait ni plus ni moins, malgré le traitement déjà sévère que subissait la langue, de con­fisquer l’histoire d’amour : “...plume dans le sil­lage...”, “...lisse serpent vite flocon...”, “...ouverte offerte...”, “...liquide d’or...”, “...élancements fentes lourdes...”, “...moiteurs de laby­rinthe...”, “...touffeur orage tout feu...”, “...trous...”, “...elle t’énerve aux pliures...”, “...lolita sans lais­ser de trace...”, “...pudeurs perverses...”, “...lèvres lasses...”, “...le nylon en corolle...”, “...elle a vu surgir un geyser...”

Dissimuler les belles images sous le voile d’une syntaxe éner­gumène, les enfermer comme à l’intérieur d’une boîte hermé­ti­quement close, ne pouvait plus suffire. Il fallait, sans plus hési­ter, crever le matelas de mots.

Mais à ce point de notre questionnement, un détour par la tragé­die grecque s’impose.

Le complexe d’Électre

Quand Électre parle de sa mère, elle dit (Euripide, Électre, v.60-63) : “La maudite Tyndaride, ma mère, m’a bannie du foyer pour plaire à son époux. Elle a eu d’Égisthe d’autres enfants ; Oreste et moi sommes de trop dans la maison.” * Oreste, lui, ap­paraît d’abord (v.98) comme celui qui cherche sa soeur (zhtwn t’adelfhn), pour l’associer au meurtre (fonou sunergatin, v.100) et savoir ce qui se passe derrière les remparts de la ville (ta g’eisw teicewn safwV maqw, v.101). Parvenu devant Électre, il cache d’abord son identité, désire qu’un autre le reconnaisse. Puis demande conseil au vieillard : comment faire ? Réponse : “Tout est entre tes mains et celles du Destin.” (en ceiri th sh pant’ eceiV kai th tuch). La main (la manipulation, le travail) et le hasard (l’espoir qu’il en sortira quelque chose). Oreste et Électre préparent la mort d’Égisthe et de Clytemnestre, au risque de se perdre eux-mêmes. Quand le moment est venu d’agir, Oreste hésite : splendeur de la mère à abattre. Électre, non : Clytem­nestre mourra “en beauté”, voilà tout.

Complexe d’Électre : je tue ma mère, par amour. (Si je ne l’ai- mais pas, aurais-je besoin de la tuer ?) Mon ignoble jouissance quand je l’étrangle.

La lyre électrique

Jean-Pierre Bobillot écrit :

“...aux lendemains d’impossible

armure renfloue la digitale

électrolyse sourire d’amertume méfiée le vent d’y

relance vendredi d’un cimetière

à l’angle des incarnats

de glaise”

Les mots traditionnellement “poétiques” (digitale, vent, glaise) sont devenus impossibles. Comment continuer à écrire encore après leur disparition, au lendemain du jour où ils ont été frappés d’impossibilté, sinon en les électrisant, c’est-à-dire en les en­traînant dans une vitesse nouvelle et inouïe, laquelle rendra né­cessaire une nouvelle lecture : écriture-lecture “électrique”, élec­trolyse. Aussi le nom d’Électre est-il omniprésent dans l’oeuvre de Bobillot, donnant matière à toutes sortes de jeux pa­ronomas­tiques ou de calembours (“le sang d’électre”, “électre aphone”...). Il est le rendez-vous de la voix, du meurtre, et d’un traitement électrique de la parole. La poésie devient l’art dange­reux du court-circuit.

Le grand Robert dans l’article électricité donne, sans le vou­loir, de l’écriture une définition que Bobillot ne désavouerait sans doute pas : “Nom donné à l’une des formes d’énergie mise en évidence par ses propriétés attractives ou répulsives, et identi­fiée à la structure de la matière elle-même.” Électriser signifie communiquer cette énergie à un corps. Et Larousse, insistant plutôt sur l’aspect érotique des choses, dit d’entrée de jeu que cette forme d’énergie est produite “lorsqu’on frotte deux corps”. L’étymologie du mot électrique est assez connue pour qu’il soit inutile de la rappeler, mais on ne cite peut-être pas assez le v.532 des Cavaliers d’Aristophane, où il apparaît que hlektroi désigne métonymiquement les chevilles d’ambre qui servaient à tendre les cordes de la lyre. La lyre de Bobillot est une lyre électrique.

La paronomase

Dire qu’un enchaînement syntaxique est monstrueux, c’est dire que les fonctions grammaticales qui relient normalement les mots d’une même phrase ne sont plus perceptibles, et que les mots eux-mêmes cessent d’être clairement répartis entre des ca­tégories grammaticales précises (verbe, nom, etc.) : “électrolyse sourire d’amertume méfiée le vent d’y / relance vendredi d’un ci­metière”

Ce dérèglement de la langue, cette destruction de l’enchaîne- ment logique, appelle irrésistiblement un autre en­chaînement, qui est l’enchaînement paronomastique. Car il faut bien que quelque chose constitue le texte. Il avance désormais en s’appuyant sur la perpétuelle relance paronomastique d’un signi­fiant exténué : “vendredi” est relancé par “le vent d’y”, “orchidées” par “hors carnets”, “de l’une à l’autre” par “halo de lune” (écrit halo de l’une), “touffeur” par “tout feu”. La variation qui affecte le signifiant est parfois minime : une modification pu­rement graphique suffit (“irrésistible m’en”), voire l’insertion d’une simple apostrophe (“mange”, “m’ange”), pour bouleverser la syntaxe et le sens (“la vertèbre élide un werther”), et le faire se contredire (“gésir”, “geysers”). A la faveur de ce système généra­lisé d’échos, la langue tend à se vider de ses significations : res­tera peut-être l’espoir que le coeur y puisse battre encore. Mais non, ce battement sentimental lui-même y est enfoui : “...écho bat­tements de coeur enfouis vide”.

Car à force d’être manipulé, le signifiant tend à occuper le de­vant de la scène, sinon la scène entière. Alors il tourne à vide, pour le seul plaisir d’articuler les phonèmes de la langue. Les consonnes surtout, qui arrêtent la voix, ou la freinent, rétrécis­sent le passage de l’air qui désormais circule difficilement, avec des raclements, des frottements douloureux – moins la couleur que les coups de griffe du dessin : “glafougne au rgroin... sflécine d’herles... des mloutres... de rvoucles en ctoise...” Ou bien en­core : “zgzgcrcricriscrisp cgrgrégrésgrésiszgzsifflsz g / riffs sssrssssrr rythme...” Des sifflements crispés, des grésillements, des sifflements, un rythme griffé qui transforme la parole en un cri chuchoté.

Du reste nous sommes loin d’un simple jeu graphique. Ces textes sont destinés à être dits. Lors des lectures publiques que Jean-Pierre Bobillot pratique si souvent avec la complicité de Sylvie Nève, pas une consonne ne manque à l’appel, fût-elle im­prononçable. (La découverte qu’ils firent de la poésie sonore, leur rencontre avec des poètes comme François Dufrêne ou Ber­nard Heidsieck est évidemment essentielle.)

Une monstrueuse préciosité

Il y a peu de gros mots dans l’œuvre de Jean-Pierre Bobillot. En tout cas il y a une différence essentielle entre son écriture et une pratique comme celle d’Artaud ou de Prigent. Il s’agit moins de laisser parler, depuis le corps, une pulsion sauvage, animale, inhumaine, que de gratter la surface de la langue, de la griffer, cruellement, mais minutieusement et délicatement, pour élaborer de précieuses et nouvelles figures. Il y a là, délibérément, une monstrueuse préciosité dans la diction et dans la manière de scander la langue. Bobillot fait moins entendre des borborygmes qu’il n’en invente avec une sorte de délicatesse.

Céder aux tentations de la poésie, c’est en rester à la surface du corps, à la délicieuse illusion de la peau (Ah !... le derme...). Mais constater, comme il le fait, qu’“on ne se mange pas seule­ment les yeux”, c’est reconnaître que le texte qui en reste à cette sur­face, fût-elle délicieuse, manque l’essentiel, ce qu’il y a sous la peau, l’épouvantable barbaque. Existe-t-il des mots pour la dire ? Le style précieux, en tout cas, semble tout faire pour l’éviter. A moins que ce style n’ait pour fonction, dans son excès amusé, de souligner ce manque, qui est celui précisément de toute écriture.

Il y a, dans le poème intitulé Mange, m’ange, un effort pour écouter le corps dans ce qu’il a non plus de plaisant, lisse et nappé, mais de sale, dans ce qui fait de lui un cloaque. Ce qui est intéressant dans ce texte n’est pas l’éventuelle réussite (ou non) de l’entreprise, mais sa difficulté, et les précautions qu’elle né­cessite et que Bobillot lui-même exhibe et met en scène. Comme dans le poème de Valery Larbaud (auquel Bobillot se réfère expli­citement), l’écoute des borborygmes s’effectue sur le mode du sourire : le lyrisme sentimental y est moqué de façon aimable, par une ironie douce, et avec toutes sortes de précautions (c’est comme si... doucement... paisiblement... ce sont des turbulences minuscules, et par conséquent point trop inquiétantes encore). Mais Bobillot ne se contente pas de ce premier pas, il veut (se force à ?) aller plus loin : “Et l’estomac ?” La question est une ob­jection et une injonction à poursuivre, jusqu’à la viande, la bar­baque, et son cloaque. Tous les autres mots sont là pour per­mettre (en l’atténuant) le mot trop dur. C’est précisément cette hésitation, ce recul devant l’impossible qui est ici montré : “...nombrils profonds dont les replis / sinueux sont peut-être / autant de signes que je / ne saurai jamais / déchiffrer” .

L’autre solution est de transposer l’écoute des borborygmes dans la langue même, comme dans ce poème de 1989 intitulé A une Dame. Ce ne sont plus les mots qui parlent mais l’entre-mots, l’entre-deux des mots, le douloureux frottement des syl­labes d’une langue délabrée qui vient butter contre le réel :

“vlue & revlue de rvoucles en ctoise

des chpattes aux crets rifices...

— ah te jouer, te vouer, te verdit à l’

suj de l’a effeuglée !”

Le couteau de Jean-Pierre Bobillot

Si Bobillot y va de son couteau (les apocopes, les tmèses, les anacoluthes, les interruptions, les enjambements, les cé­sures, les techniques du cut-up et du collage), c’est que paradoxa­lement cet instrument va lui permettre de tout garder. Son écriture appa­raît comme un tressage de plus en plus serré de langages et de tons différents. Les recettes de cuisine se mélangent aux réfé­rences mythologiques, aux fantasmes érotiques et aux considéra­tions linguistiques ; les mots anglais succèdent au dialecte picard ou au français médiéval ; les mots du Littré aux mots-valises. Dans Baba Gaya (1980), Bobillot choisit de faire bégayer la langue sur un rythme de chansonnette ou de comptine :

“Baby gaie bégaie bée

Rita, ta Bhagavad-Gîta...”

Mais à ce rythme détaché, s’enchaîne sans crier gare un autre style (à bonds de vagues vagabondes... rose qu’agite maint rite hagard...), dont la sentimentalité est atténuée ou bien moquée aussi bien par sa confrontation avec le bégaiement qui précède, que par l’adoption des tours désuets, surannés, puisés dans la poésie symboliste de la fin du XIXe siècle.

Cette référence fin de siècle est constante. Par le moyen de cette fiction, Bobillot s’installe délibérément en pleine crise du vers. Sa poésie prend naissance dans la culture même. D’où son carac­tère toujours très policé, raffiné (minutieuse griffure sur la page, calligraphie pointilleuse, graphies désuètes et le tréma du mot poëte) au moment même où le message culturel est brouillé et où le traitement que subit la langue paraît le plus sauvage et le plus cruel. Et à supposer que toutes les tentatives pour échapper aux pièges du symbolique échouent ou se révèlent insuffisantes, il reste à attaquer la chose de front, et à jouer avec les codes (ou à se jouer d’eux), celui de la poésie, celui de la langue elle-même. Bobillot l’érudit devient le rocker des grammaires.

Il écrit (en laissant un blanc entre les deux vers pour mieux dire la coupure) : “Se répéter/ /jusqu’à plus soi”. C’est peut-être le sens de ce qui s’est passé dans cette poésie : l’expulsion d’un je (qui est “un autre”), l’invention d’une poésie impersonnelle (qui pourtant n’appartient qu’à lui), bref le passage, dans une sorte d’histoire à l’envers, d’une poésie lyrique à une poésie épique, si l’on donne à ce mot le sens que lui donnait naguère Marcelin Pleynet : une traversée à la fois sensuelle et ironique des langues, des cultures et des codes.

Alain FRONTIER


(*) Trad. L.Parmentier et H.Grégoire, Les Belles Lettres, Paris 1968.